"Sous influence" - Galerie Alter-Art - Grenoble - Janvier 2023

 

Vive la Bote piète !

Jean-Louis Roux - Les Affiches n°5132 - 13 janvier 2023

Parti pour s’amuser à faire de simples taches de couleurs, Etienne Eymard Duvernay en est venu à inventer tout un monde…et tous ses habitants. Voici une œuvre à la fois intelligente et miraculeusement candide. A découvrir attentivement chez Alter-Art

Parler de « peinture abstraite »relève pour beaucoup de l’abus de langage. D’abord, parce qu’il n’y a pas plus concret que la peinture : couleurs sorties du tube, toile de lin, châssis de bois, etc. Mais encore, et plus subtilement, parce que notre désir d’abstraction se heurte toujours à notre propension (même inconsciente, même à notre corps défendant) à produire des images. Au reste, notre langage, pour nos rendre compréhensible des autres, nous conduit aussi à cela. Par exemple, pour décrire les productions de l’art informel, les critiques parleront de « paysages mentaux », de « nuagisme », etc. Bref, Etienne Eymard Duvernay ambitionnait juste de faire quelques jolies taches de couleur pour s’exercer à l’aquarelle. Force est de constater qu’il n’y est pas parvenu. Car les taches ont pris formes et ont fait sens. On n’y coupe pas.

L’air d’un protozoaire

Donc, « un peu » aidées par le savoir faire de l’artiste (notamment son usage très fin des encres et des crayons de couleur), les taches de peinture à l’eau sont devenues d’improbables bestioles – improbables mais pas nécessairement monstrueuses. On dirait tour à tour un « blob », un tardigrade, une paramécie ou quelque autre protozoaire fabuleux. Au surplus, Etienne Eymard Duvernay à accentué l’illusion, en ombrant légèrement le dessous de la tache de couleur. Du coup, notre œil et notre cerveau nous signalent que s’il y a une ombre, c’est qu’il y a un volume ; et s’il y a du volume, c’est qu’il y a du tangible…Se prenant au jeu, le peintre s’est fait la remarque que tant qu’a donner naissance à des créatures, autant imaginer aussi un lieu de vie. C’est ainsi que chaque grand dessin d’animalcule se trouve jumelé avec un petit dessin censé représenter son écosystème. L’artiste joue ainsi des contrastes : grande bestiole vivant dans un petit biotope ;ou bien petit dessin très dense, en duo avec un grand dessin faisant la part belle au blanc de la feuille de papier ; etc.

Gloire au Paroa des orées !

Et pour parachever l’édifice, Etienne Eymard Duvernay à poussé la perfection jusqu’à inventer un nom – pseudo scientifique, mais pleinement poétique – à chacun de ces êtres chimériques : Bote Piète, Médane terrestre, Alkénise royale, Mirtge de l’aube, Guèze du septentrion, Paroa des orées…il y a du Michaux, il y a du Borges, chez cet Eymard Duvernay-là ! Ce dernier met le doigt dans un engrenage de fiction et, presque aussi surpris que nous, se laisse happer tout entier. On découvrira là une fantaisie guillerette, un fraicheur d’âme inespérée, une curiosité inentamée. Et un imaginaire puissant.

 

Créatures

Benjamin Bardinet - Le Petit Bulletin n°1205- 18 janvier 2023

Au hasard des fluides

Habitué des explorations dans le champ des arts graphiques, l’artiste Etienne Eymard Duvernay s’est récemment lancé dans des expérimentations à l’aquarelle. Curieux de ce nouveau médium, il s’est laissé porté par les effets propres à celui-ci. Vaporeuses, les couleurs se diffusent et donnent naissance à des ramifications complexes dont l’eau déposée au pinceau circonscrit les formes aléatoires. L’artiste crayonne ensuite une ombre légère qui vient donner corps à l’énigmatique forme, qu’il baptise enfin d’un nom scientifico-fantaisiste amusant. Associé à chacune de ces aquarelles, un petit dessin laisse imaginer le milieu narurel de ces étranges organismes mi-végétaux mi-animaux – éminemment graphique.

 

Exposition à la Condamine - Corenc - novembre 2022

Jean Louis Roux - Les Affiches - 1 décembre 2022

Servi sur un coussin

Il nous sert notre cerveau sur un coussin… Étienne Eymard-Duvernay cultive l’énigme, dans une œuvre qui donne à penser, et où la figure voisine avec l’informel.

À gauche, trois tortues s’ébattent dans les profondeurs marines. Au centre, trois chevreuils font halte dans une clairière. À droite, trois singes grimpent aux branches d’un arbre. Au premier plan de chacune de ces saynètes, un coussin est installé : sur ce coussin repose une cervelle. Cette cervelle ressemble à un cerveau humain. Le coussin sur lequel le cerveau est placé rappelle ces coussinets de soie sur lesquels, dans les musées d’histoire, sont présentés les bijoux de la couronne. Au premier abord, on se dit que tout est clair, puisque tout est d’un réalisme confondant. Mais tel est le paradoxe : plus l’art est figuratif et plus le mystère est grand… Qu’est-ce donc que ce cerveau posé en pleine nature ? Pourquoi se trouve-t-il sur un tel coussin ? Et pourquoi ces cerveaux sur leur coussin sont-ils toujours placés au même endroit du dessin ? Et pourquoi y a-t-il trois animaux sur chaque dessin ? Et pourquoi les dessins sont-ils au nombre de trois ?

Qui est le roi de qui ?

Les œuvres d’Étienne Eymard-Duvernay sont ainsi : elles posent infiniment plus de questions qu’elles n’offrent de réponses. Encore qu’il ne soit pas interdit d’esquisser des pistes de réflexion. Les trois dessins s’intitulent successivement Propriétaire tortues, Propriétaire chevreuils, etc. Constatons que « propriétaire » est au singulier, alors que « tortues » est au pluriel ; admettons qu’il est peu probable qu’une tortue soit la propriétaire des deux autres ; et concluons que ce propriétaire au singulier ne peut être que le cerveau humain en avant du dessin. Qu’en déduire ? Que l’homme, qui aime à se définir comme un cerveau, prétend être le propriétaire de la nature et le souverain de la Terre. Ce que le dessin ne dit pas, c’est ce qui se passe dans l’image d’après : celle qu’on ne verra jamais et qu’il nous faut donc imaginer. Les tortues vont-elles dévorer cette cervelle appétissante ? Et les chevreuils ne vont-ils pas la piétiner ? Et les singes vont-ils la déchirer de leurs griffes et de leurs dents ? Ou bien ces animaux joueront-ils finalement la plus parfaite indifférence ? Qui est maître de quoi ? Qui est le roi de qui ?

Une humanité sans tête.

Ces trois dessins, à eux seuls, méritent déjà la visite. Pour leur ampleur monumentale : chaque dessin mesure 2,40 mètres sur 1,50 mètre. Pour leur finesse virtuose : réalisés aux seuls crayons de couleur (moyennant quelques rehauts d’aquarelle), ils ont chacun demandé trois semaines de travail. Pour leur profondeur insondable : tout est là, lisible, identifiable, et pourtant nous butons sur tout. Face à ces trois dessins-là, trois autres dessins aux crayons de couleur, de dimensions nettement plus modestes, représentent une femme, un homme et un couple, tous nus… et dépourvus de tête. Est-ce à dire que leur tête est en face ? Que leur tête est ce cerveau posé sur un coussin ? Et qu’en se croyant maîtres du monde, ils ont perdu la tête ? L’artiste ne répond pas. À nous de faire marcher notre cerveau. Si nous en avons encore un.

Organique et cérébral.

Pour rendre notre perplexité plus grande encore, Étienne Eymard-Duvernay multiplie les techniques et les factures. Dans d’autres œuvres, il pratique la peinture acrylique, ou bien la carte à gratter et les encres. Il peint des rochers rouges, rouges comme des morceaux de chair ; il peint des formes organiques, matricielles, formes en expansion ; il peint des excroissances torses, des grouillements nocturnes, des filaments, des coulures, de la matière cérébrale, des circonvolutions et des circonlocutions… Étienne Eymard-Duvernay peint autant la figure que l’infigurable. Mais notre cerveau sur un coussin, nos frères les animaux vont-ils le réduire en bouillie ?

 

 

“L'étrange bestiaire d’Étienne Eymard Duvernay”

Caroline Méricour - Un atelier, un artiste - Beaux quartiers - printemps 2022

 

Pénétrer dans un atelier d’artiste, c’est un peu comme tenter de rentrer dans sa psyché : on découvre la matrice de l’œuvre en train de se faire, sans venir à bout de son mystère. Niché dans une cour du centre-ville de Grenoble, entre de hauts immeubles Haussmanniens, celui d’Étienne Eymard Duvernay, bien qu’inondé de soleil, ne manque pas de cette part d’ombre qui fait aussi l’attrait des lieux. « Quand je suis arrivé ce matin, il faisait quatre degrés », précise t’il avec douceur.

Rouges vifs, orangés, turquoise ou jaunes citron : sur le mur, les couleurs du dessin en cours claquent sous la lumière aveuglante de midi. Les traits entremêlés en pelote emplissent deux gigantesques formes montagneuses non identifiables. « C’est un projet de fresque pour un bailleur social. La maquette prévoit de greffer bientôt des maisons sur ce paysage. Il y a encore pas mal de travail. »Sur les autres murs, on retrouve ses travaux plus personnels, comme ses peintures de rochers saignants, en grand format, exposées il y a peu à la galerie Place à l’Art, à Voiron.« J’ai une fascination pour ces reliques calcaires de la Chartreuse et du Vercors, qui se sont formées par les dépôts des micro-organismes marins sur des millions d’années : elles semblent inertes et sont pourtant issues du vivant. J’ai commencé à les photographier il y a vingt-cinq ans quand je suis arrivé dans la région, en me promenant le long des berges du Drac et dans les pierriers de montagne lors de randonnées. Puis, je les ai peintes. J’ai longtemps attendu avant de les montrer. »

Après des années à photographier pour la publicité, l’édition ou l’architecture, puis à se frotter à la vidéo et à la performance pour des compagnies de danse contemporaine, cet artiste protéiforme, qui aime à se définir comme un « imageur », a ressenti le besoin de revenir au geste pictural et à la matière, qu’il pratiquait assidûment dans sa jeunesse, aux beaux-Arts de Beauvais.

De l’art de changer d’échelle

Inspiré par le peintre Gerhard Richter, qui se libéra de tous les diktats et écoles, Étienne expérimente toutes sortes de médiums, sans avoir à trancher entre figuration et abstraction, réalisme et minimalisme. La palette est le plus souvent restreinte et la présence humaine toujours en creux. Dans ses dyptiques Rocher-Roger, des linogravures en rouge et noir (ses couleurs fétiches), le visage de l’homme tend vers le minéral, tandis que le rocher en forme de cœur qui l’accompagne semble prêt à palpiter. « Les frontières ne sont pas si nettes entre vivant et non-vivant : tout se confond dans l’infiniment petit. »

A l’ère de l’anthropocène, cet amoureux de la nature invite à réfléchir sur le sentiment de propriété hérité des philosophes des Lumières, « Pour qui les êtres conscients d’eux-mêmes ont des droits sur ceux qui n’en ont pas conscience ». Dans ses grands dessins naturalistes de chevreuils ou de singes, cette supériorité de l’homme sur la nature est symbolisé par un cerveau posé sur un coussin de soie au milieu de la forêt, au premier plan. Il interroge encore la propriété foncière dans ses gravures de parcelles cadastrales aux formes graphiques qui se muent en animaux fantastiques. « L’art est un moyen de bousculer nos certitudes et nos croyances, de valoriser et d’imaginer des formes qui nous sont invisibles. »

Artefacts du vivant, sa série encours, lui à ainsi été inspiré par la pochette d’un album de Led Zeppelin assidûment écouté dans son adolescence, Présence : on y voit un énigmatique monolithe noir trônant au milieu de la table familiale et dans d’autres situations de la vie courante. Cet objet, devenu culte, évoque ces forces et présences invisibles qui agissent sur nous à notre insu. Animales, végétales ou minérales, les drôles de créatures constituant le bestiaire d’Etienne Eymard Duvernay ont le même pouvoir d’étonnement. « J’ai acheté une boite d’aquarelles au camping l’été dernier, pendant les vacances et je me suis mis à peindre sur la plage ou assis dans l’herbe, des formes organiques, asymétriques, non répertoriées. Les dessins sont dépouillés, à la manière des planches naturalistes des encyclopédies. Chaque artefact se verra accoler une autre image qui sera, elle, totalement libre, et représentera son espace de vie. Le format, le sujet, tout est en gestation… ». Cette part que l’humain ne maitrise pas, l’imaginaire de l’artiste s’en saisit. Et l’atelier ne révèlera rien de plus.

 

 

“Dépôts de vies” - Galerie Place à l'Art - Voiron - 2021

Jean Louis Roux - Les Affiches n°5063 - Septembre 2021

Rouges sont les pierres.

Depuis de nombreuses années Étienne Eymard Duvernay peint des pierres rouges. D’énormes blocs de pierre qui encombre l’espace du tableau. Il expose aujourd’hui ses cailloux à la galerie Place à l’art. Et c’est comme s’il exposait la condition humaine.

Ce rouge est somptueux. Il est somptueux comme était somptueux le rouge des fauteuils de velours et du rideau de scène des théâtres à l’italienne d’autrefois. C’est un rouge majestueux. Un rouge donc qui impressionne, comme il était sans doute impressionnant de côtoyer Sa Majesté. Du coup, c’est un rouge souverain. Autoritaire donc. Comme est autoritaire le rocher qui se détache de la montagne et roule jusqu’à la vallée dans un bruit de tonnerre, et en dévastant tout sur son passage. De ce rouge là sont les rochers que peint Étienne Eymard Duvernay. Ils ont cette autorité, c’est somptuosité qui engendre la gêne. Étienne Eymard Duvernay peint des toiles remplie de rochers rouges et ce rouge est dérangeant.

Buter sur les pierres.

Au vrai ils ne sont pas tous rouges. Certains sont d’un gris beige, bis, bistre, grège. Ils sont même parcourus de blanc. Ceux-là forment en quelque sorte le fond du tableau, le tapis sur lequel viennent trôner les quelques rochers rouges qui focalisent notre attention. Mais comment faire pour regarder ailleurs ? Les tableaux Étienne Eymard Duvernay son emplis d’amas de pierres, ce ne sont qu’éboulis de rochers - une pure minérale. Ce sont des accumulations de bloc occupant tout l’espace du tableau : sans ligne de crête, sans horizon, sans ciel donc. C’est tableaux all-over sont autant de butées. Et il y a ce rouge étouffant et sans inflexion, ce rouge d’une implacable densité. Seuls les rochers gris beige ménage une infime respiration, parce qu’à l’inverse de leur homologue rouges, ils offrent, a qui veut bien approcher son regard d’eux, la légèreté presque dansante de leur facture : ces lignes de pinceau ondoyantes, serpentines, qui suffisent à esquisser la matérialité de ces pierres-là.

L’opacité des pierres.

Étienne Eymard Duvernay dit que ces cailloux sont des « dépôts de vie ». Ils ont en effet l’opacité de toute existence entre parenthèse (aussi morne et paisible soient-elles en apparence), son infrangibilité, son impénétrable épaisseur. Sa pesanteur aussi, comme semblent le dire ces dessins au crayons de couleur, lesquelles représentent un personnage qui regarde impuissant des pierres lui déboulant dessus. «  je ne ressens nul besoin de comprendre la vie, car elle est incompréhensible ». Ajoute encore le peintre. Et c’est peut-être bien ce qui nous perturbe, dans ces cailloux rouges. Ils sont comme notre destin : nous n’y comprenons rien et nous devons faire avec.

 

Exposition Chazelles sur Lyon. 2019

Paul Ripoche - Commissaire d'exposition

Etienne Eymard Duvernay se définit comme un imageur. Comme un artisan, serait-il un faiseur ? Car en effet, il fait indéniablement des images : des images peintes, des images dessinées, gravées, grattées, filmés… des images photographiés, montées, collées, associées… Nombreux sont les outils de l’artisan au service d’une même main.

Et nous, qu’en faisons-nous de ses images ? Nous les regardons, nous nous y projetons, nous voyons des blocs, des animaux, de la roche, de la lumière… nous voyons un surréalisme organique, apocalyptique, un imaginaire fantastique, des phénomènes mystérieux. Parfois même nous voyons Gustave Doré, ce géant de l’illustration qui dépouilla en les gravant des milliers de mètres cube de bois pour accompagner les plus grands textes. Nous y voyons ce que l’imageur nous montre et nous voyons ce que nous sommes. Alors, imageur ou artiste ? Regardeur ou spectateur ? L’un ou l’autre ou l’un et l’autre ? Qu’importe si la rencontre s’opère.